YÉMEN (RÉPUBLIQUE DU)

YÉMEN (RÉPUBLIQUE DU)
YÉMEN (RÉPUBLIQUE DU)

Le Yémen est situé dans le coin sud-ouest de la péninsule arabique, au contact de la mer Rouge et de l’océan Indien. Cette situation confère au Yémen une importance géopolitique et explique que le pays a souvent suscité les convoitises étrangères: par exemple, la rade d’Aden, où les Anglais s’étaient installés en 1839 et se sont maintenus jusqu’en 1967, a été ensuite utilisée par les Soviétiques, jusqu’à la réunification du Yémen, le 22 mai 1990.

Le Yémen a longtemps été coupé en deux, et des régimes politiques opposés se sont imposés à Sanaa, capitale de la république arabe du Yémen (ou Yémen du Nord), et à Aden, capitale de la république démocratique et populaire du Yémen (ou Yémen du Sud). Mais, à la différence de la Corée et de l’Allemagne divisées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le partage du Yémen remonte au XIXe siècle, après l’installation des Anglais à Aden.

Le Yémen réunifié a une superficie comparable à celle de la France (entre 472 000 et 555 000 km2, selon les sources). En fait, les frontières orientales du Yémen, dans la vaste cuvette désertique du Rub’ al-Khali, font l’objet de contestations. Si le litige frontalier avec Oman a trouvé une solution pacifique en octobre 1992, deux contentieux demeurent en suspens: l’un avec l’Arabie Saoudite et l’autre avec l’Érythrée pour la possession des îles Hanish en mer Rouge.

En 1997, avec 16 millions d’habitants, le Yémen est le pays le plus peuplé de la péninsule arabique, ce qui n’est pas sans inquiéter le puissant voisin saoudien, hostile dès l’origine à la réunification du pays, réalisée avec le parrainage de l’Irak de Saddam Hussein. Incontestablement, le contexte politique de la crise du Golfe en a fragilisé la réunification: l’invasion du Koweït par l’Irak, le 2 août 1990, moins de trois mois après la réunification, et l’attitude pro-irakienne du gouvernement de Sanaa ont entraîné une réaction saoudienne, provoquant le retour massif de près d’un million de travailleurs yéménites chassés d’Arabie Saoudite, et aggravant ainsi les difficultés économiques et sociales du nouveau Yémen.

En outre, les dissensions entre les responsables de l’ancien Yémen du Nord et de l’ancien Yémen du Sud se sont exacerbées au point d’aboutir à une guerre inter-yéménite (4 mai-7 juillet 1994), suscitée par les anciens dirigeants d’Aden, qui avaient voulu faire sécession, encouragés par l’Arabie Saoudite. Malgré tout, depuis la réunification, des élections législatives ont pu se dérouler à deux reprises, le 27 avril 1993 et le 27 avril 1997. Ainsi, le Yémen est le seul pays de la péninsule arabique disposant d’une Constitution qui permet l’expression d’un véritable pluralisme politique, même si les élections se déroulent parfois dans un climat d’insécurité (une vingtaine de morts en avril 1997).

Différent politiquement des monarchies pétrolières voisines, le Yémen est également très différent géographiquement des autres États de la péninsule arabique. Il existe, en effet, une solide entité yéménite façonnée par l’histoire et la géographie. Dès l’Antiquité, on parlait «d’Arabie Heureuse» (Arabia Felix ) pour qualifier le Yémen, ce pays de hautes terres bénéficiant de pluies de mousson. Au cours des siècles, le Yémen est devenu une «montagne refuge», accueillant de nombreuses minorités de l’Islam, en particulier les zaïdites, toujours majoritaires au Yémen en 1997.

La montagne yéménite, dont les versants ont été admirablement aménagés en terrasses, a été, au cours des siècles, le berceau d’une vieille civilisation d’agriculteurs sédentaires, contrastant en cela avec le reste de la péninsule arabique, domaine traditionnel des Bédouins, sauf dans le sultanat d’Oman, moins marqué par l’empreinte de l’aridité et qui, par là même, s’apparente un peu au Yémen. Cette opposition géographique fondamentale a été renforcée au XXe siècle par le pétrole. Le Yémen figure parmi les pays arabes les plus pauvres, et se différencie ainsi nettement des riches monarchies pétrolières voisines. Toutefois, les récentes découvertes de pétrole devraient lui permettre de mieux lutter contre le sous-développement.

1. La personnalité géographique du Yémen

Bastion extrême de la péninsule arabique dominant le détroit de Bab el-Mandeb entre la mer Rouge et l’océan Indien, le Yémen est un ensemble de hautes terres qui culmine à 3 760 m au Jebel Nabi Chaub. Ici, la plate-forme arabique est à la fois relevée et brisée, et participe à la grande zone de fracture du Rift africain. Le socle ancien est en général masqué par une épaisse couverture sédimentaire ou par d’immenses tables basaltiques de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, car le volcanisme marque souvent de son empreinte les paysages yéménites.

Schématiquement, on distingue trois grands ensembles régionaux: la plaine côtière de la Tihama, le massif montagneux et les plateaux orientaux qui plongent vers la cuvette désertique du Rub’ al-Khali. En bordure de l’océan Indien, dans l’ancien Yémen du Sud, la plaine littorale est plus étroite et plus discontinue, et les plateaux orientaux remplacent progressivement le massif montagneux.

La Tihama est une plaine littorale large d’un peu moins de 50 km, qui s’étire le long de la mer Rouge sur plus de 400 km et se prolonge vers le Nord en Arabie Saoudite. Cette bande côtière bordée de récifs coralliens est soumise à un climat très répulsif, caractérisé par une chaleur accablante (avec des températures atteignant parfois 54 0C) aggravée par la forte humidité atmosphérique, en dépit de précipitations très faibles (souvent inférieures à 100 mm/an). La basse Tihama, à l’ouest, est un désert côtier: selon les témoignages de voyageurs du XIXe et du début du XXe siècle, l’eau était si rare et si médiocre sur la côte qu’on la mendiait aux navires de passage.

En revanche, la haute Tihama, plus à l’est, au contact de la montagne, est mieux arrosée (entre 200 à 400 mm/an ), et surtout peut utiliser les cours d’eau temporaires qui descendent des sommets voisins. Le système d’irrigation traditionnel utilise des digues sommaires étalant les eaux de crue, mais, depuis les années 1970, de grands travaux ont permis d’étendre les surfaces irriguées, soit par la construction de barrages, soit par le pompage de la nappe phréatique. De nouvelles cultures ont ainsi fait leur apparition (canne à sucre, banane, luzerne, arachide, coton) à coté des culture vivrières traditionnelles (millet et sorgho).

Le contact entre la basse et la haute Tihama est marqué par tout un chapelet de petites villes. Sont particulièrement actives Beit al-Faqih, Zabid, qui fut au Moyen Âge la capitale politique, culturelle et religieuse de la Tihama, et surtout Bajil, gros marché agricole et petit centre industriel sur la route Hodeida-Sanaa. Le long du littoral, Moka, modeste port de pêche, donne l’impression d’une ville déchue, comparée à son ancienne prospérité de port d’exportation du café. Moka a été ruiné par les guerres, les tremblements de terre et l’ensablement. Au nord d’Hodeida, Salif exporte depuis décembre 1987 le pétrole yéménite et accueille une raffinerie. La seule ville importante de la Tihama est Hodeida, dont la population atteint 500 000 habitants (estimation de 1997) en tenant compte de l’arrivée des Yéménites chassés d’Arabie Saoudite en 1990; Hodeida n’était qu’un village de pêcheurs lorsque au milieu du XIXe siècle, les Turcs décidèrent d’en faire le principal port yéménite. Le port moderne a été aménagé par les Soviétiques dès 1960, et est devenu le débouché de Sanaa, depuis la construction par les Chinois en 1961 d’une très belle route asphaltée reliant Hodeida à la capitale. Grâce à sa fonction commerciale, étroitement liée au port et à son activité industrielle, Hodeida est une ville dynamique, un des pôles économiques du Yémen. Mais cette ville sans passé, aux tristes immeubles de béton, ne présente aucun intérêt architectural, à la différence de la plupart des autres villes yéménites, dont les maisons traditionnelles en hauteur, avec leurs façades richement décorées, sont d’une fascinante beauté.

En bordure de l’océan Indien, la plaine littorale, assez large à l’ouest d’Aden, devient de plus en plus étroite et discontinue à l’est. D’ailleurs, à l’est d’Aden, le climat est de plus en plus aride, et seules les embouchures des wadis portent quelques riches terres agricoles où se mêlent agrumes, cocotiers, palmiers/dattiers, manguiers et bananiers. Le petit port d’Al-Mukalla (60 000 habitants), qui vivait autrefois essentiellement de la pêche, connaît une activité nouvelle avec l’achèvement du second oléoduc yéménite, permettant l’implantation d’une raffinerie et d’activités pétrochimiques. Cette plaine littorale est sous l’influence directe d’Aden.

Alors que la Tihama rassemble des populations d’origines ethniques différentes, en particulier un grand nombre d’habitants d’origine africaine, la montagne – «cœur historique du Yémen» – est peuplée de populations arabes. Cette montagne yéménite est coupée d’imposantes gorges, en particulier sur son versant occidental. La proximité de la mer Rouge a, en effet, stimulé le travail de l’érosion: les oueds, qui assurent une profonde dissection de la masse montagneuse, ne laissent parfois que des pitons au sommet desquels s’accrochent des «villages-forteresses», dominant les versants découpés en terrasses, souvent plus hautes que larges, paysage impressionnant qui témoigne de l’effort des Yéménites pour aménager cette montagne refuge.

La montagne yéménite, qui bénéficie du meilleur climat de la péninsule arabique grâce aux pluies d’été apportées par la mousson, juxtapose quatre régions de hautes terres: les montagnes occidentales, le «Yémen vert», les hauts plateaux centraux et les montagnes orientales. Le bastion montagneux occidental, dénommé Serat, est la région où se trouvent les plus belles terrasses du Yémen, construites le plus souvent sur des versants aux pentes vertigineuses. Les différences d’altitude permettent un étagement des cultures. Les terrasses les plus basses portent du maïs, remplacé vers 1 200 m par du millet, puis par du blé et de l’orge qu’on trouve jusqu’à 3 000 m. Mais ce sont le café (entre 800 et 2 000 m) et le qat (entre 900 et 2 700 m) qui sont les cultures caractéristiques de la montagne yéménite.

Le qat est un arbuste dont les feuilles, une fois mâchées, ont un effet excitant et euphorisant. Cette plante joue un rôle essentiel dans la société yéménite: chaque après-midi, les hommes, mais aussi de plus en plus de femmes, se réunissent pour des séances de mastication de qat. Incontestablement, le qat est un facteur de cohésion sociale, mais est aussi un fléau: il fait perdre des heures de travail, et sa consommation absorbe 40 p. 100 des revenus familiaux moyens. Sa culture, qui procure de solides revenus aux cultivateurs et aux commerçants concernés, progresse au détriment du café ou des cultures vivrières. Ainsi, le qat est responsable de la dépendance alimentaire croissante du Yémen.

Le Yémen vert, partie méridionale de la zone montagneuse, a un relief moins accidenté et moins élevé, et surtout bénéficie de précipitations abondantes, dépassant localement 1 000 mm/an: Ibb, par exemple, reçoit en moyenne 1 161 mm de précipitations annuelles, réparties sur cent trois jours. Le Yémen vert, du fait de ce privilège climatique est la région la plus peuplée du pays, avec des densités se situant entre 100 et 150 hab./km2. De larges bassins aux sols riches accueillent de gros villages, mais aussi des villes en pleine expansion, comme Ibb (80 000 hab. en 1997). La capitale du Yémen vert est Taïzz, (500 000 hab. selon une estimation de 1997). La ville, fondée au XIIIe siècle, a rempli plusieurs fois au cours de son histoire les fonctions de capitale politique, en particulier au temps des derniers im ms. La proximité d’Aden a permis de faire pénétrer la modernité à Taïzz, bien plus tôt qu’à Sanaa, la capitale, longtemps repliée sur elle-même. Taïzz est d’abord un centre commercial dynamique et regroupe aussi des établissements industriels, qui font de la ville le quatrième centre industriel du pays, après Aden, Hodeida et Sanaa.

Les hauts plateaux centraux se situent à une altitude moyenne supérieure à 2 000 m. Il s’agit, en fait, d’une succession de cuvettes, appelées qaa , recouvertes d’alluvions ou de dépôts fertiles, séparées les unes des autres par des seuils rocheux, correspondant souvent à des épanchements basaltiques. Cette région centrale est faiblement arrosée (environ 200 mm/an à Sanaa en moyenne, mais beaucoup moins plus au nord, dans la cuvette de Saada, proche de la frontière saoudienne). Toutefois, chaque cuvette dispose d’une nappe souterraine utilisée par les paysans depuis des siècles: dans la cuvette de Sanaa, l’extension de la capitale a provoqué un abaissement inquiétant de la nappe phréatique. Cette succession de cuvettes constitue un axe majeur de communication sud-nord.

Le versant oriental de la zone montagneuse est beaucoup moins peuplé en raison de l’insuffisance des précipitations. Seules quelques vallées irriguées, où se logent des villages fortifiés, pratiquent une culture intensive de céréales, de tabac et de légumes. Ces montagnes orientales font transition avec les immensités steppiques et désertiques qui occupent plus à l’est un bon quart de la république du Yémen. Cette steppe orientale a connu une grande prospérité durant le Ier millénaire avant J.-C., avec de nombreuses oasis disposées le long de la route de l’encens, axe commercial essentiel dans l’Antiquité. La plus importante était Marib, capitale du royaume de la reine de Saba. La célèbre digue de Marib permettait l’irrigation de vastes territoires. Cette prospérité de la steppe orientale prit fin au début de l’ère chrétienne, devant la poussée des nomades, l’abandon de la route de l’encens et l’absence d’entretien des ouvrages d’irrigation.

Cette région orientale, longtemps mal contrôlée par le pouvoir central incapable d’imposer sa loi à des tribus turbulentes, connaît depuis peu un renouveau grâce à deux mannes providentielles: l’eau et le pétrole. La reconstruction du barrage de Marib, réalisée en 1986 avec l’aide financière des Émirats arabes unis, a permis de renforcer les capacités de production d’une région particulièrement ingrate. Mais, surtout, du pétrole a été découvert en 1984 dans la région de Marib (gisement d’Alif). En 1986, un second gisement pétrolier a été découvert dans le gouvernorat du Shabwa, dans l’ancien Yémen du Sud, près de la frontière qui délimitait les deux Yémens. Ainsi, l’est n’est plus une région maudite. Sans avoir encore retrouvé la prospérité de l’Antiquité, la région orientale est appelée à jouer un rôle de plus en plus important dans le développement économique du Yémen.

Plus au sud, à l’est d’Aden, l’intérieur est constitué de hauts plateaux étagés jusqu’à 2 000 mètres et découpés par des vallées profondément encaissées, dessinant de véritables canyons, comme le wadi Hadramaout. Ces hauts plateaux s’inclinent doucement vers le nord-est et rejoignent ainsi les étendues sableuses du grand désert du Rub’ al-Khali.

Le contraste est saisissant entre les paysages pelés et arides des plateaux et la végétation luxuriante du wadi Hadramaout. Les palmeraies se succèdent, et chacune abrite de superbes demeures en torchis recouvertes souvent de chaux, ou parfois peintes de couleurs vives. Le wadi Hadramaout est célèbre pour la beauté de ses étonnantes villes fortifiées où se pressent des maisons anciennes qui atteignent parfois une vingtaine d’étages. C’est le cas de Tarim, de Sayoun et surtout de Shibam, véritable ville-musée qui, depuis 1984, bénéficie d’une action d’ensemble de l’U.N.E.S.C.O. pour préserver un trésor d’architecture traditionnelle, constitué de cinq cents «maisons-tours», baptisées par les Sud-Yéménites «les plus anciens gratte-ciel du monde». Dans ces villes de l’Hadramaout, on découvre des palais construits par de riches émigrés yéménites de retour d’Indonésie, de Malaisie, d’Inde ou d’Afrique orientale. La population du Yémen du Sud a, en effet, une longue tradition d’émigration vers les pays riverains de l’océan Indien. Cette émigration, bien antérieure à la présence anglaise à Aden, a été ensuite facilitée par la colonisation britannique. Bien des Yéménites de l’Hadramaout ont ainsi fait fortune dans les colonies britanniques, et sont revenus au pays à la fin de leur vie, apportant richesse et ouverture sur le monde moderne. Depuis la fin de l’Empire colonial britannique et le départ des Anglais d’Aden en novembre 1967, cette émigration de l’Hadramaout se dirige principalement vers les monarchies pétrolières du Golfe, mais aussi vers Aden.

2. Les destins croisés de Sanaa et d’Aden

La fortune d’Aden s’est faite au XIXe siècle avec l’installation des Britanniques en 1839, mais la ville a bénéficié également d’un site et d’une situation exceptionnels. Sanaa, logée dans une cuvette à 2 300 mètres d’altitude, qui s’étire entre le Jebel Nuqum à l’est et le Jebel Ayban à l’ouest, a un site moins prestigieux qu’Aden. Mais son histoire est plus ancienne: elle remonte au VIe siècle après J.-C., lorsque s’affirme sur les hauts plateaux centraux un nouvel axe de communication sud-nord, après le déclin de la route de l’encens, plus à l’est.

Pendant des siècles, Sanaa conserva des dimensions modestes et, en 1905, la population de la ville est estimée à 20 000 habitants, malgré son rôle de capitale conforté par sa position centrale. Au moment du renversement du dernier im m en 1962, la population de Sanaa était évaluée à 55 000 habitants. La croissance démographique de la capitale yéménite va s’accélérer à partir des années 1970, c’est-à-dire après la fin de la guerre civile qui déchira le Yémen du Nord de 1962 à 1969. Sanaa, dont la population est estimée à 80 000 habitants en 1970, atteint 277 818 habitants en 1980. Dans les années 1970, la ville profite de l’effort de reconstruction du Yémen du Nord, et surtout bénéficie de l’émigration intensive vers l’Arabie Saoudite, conséquence du relèvement spectaculaire du prix du pétrole qui incite les monarchies pétrolières du Golfe à faire appel massivement à la main-d’œuvre étrangère pour réaliser d’ambitieux programmes de développement. Or ces travailleurs yéménites renvoient beaucoup d’argent: en 1981, les remises des travailleurs émigrés, pour le Yémen du Nord, étaient estimées à 1,5 milliard de dollars (ces sommes diminuent par la suite). Cet argent a principalement profité à Sanaa, et cela s’est traduit par une forte extension du bâti.

La progression de la population de Sanaa s’accélère dans les années 1980. Le recensement de 1986 signale 427 500 habitants dans la capitale. En 1990, la réunification du Yémen puis le retour massif d’Arabie Saoudite des travailleurs yéménites expliquent l’évolution de Sanaa, dont la population atteint, à la fin de l’année, 800 000 habitants. La croissance démographique de la capitale yéménite se poursuit ensuite à un rythme très élevé: on enregistre 952 911 habitants en 1994, et, en 1997, on estime sa population à 1 200 000 personnes.

À partir de la vieille ville et au-delà de la place Tahrir, l’étalement spatial de Sanaa s’est effectué d’abord vers l’ouest autour de la ville turque du XIXe siècle, qui s’est beaucoup densifiée et abrite l’essentiel des administrations et des ambassades, ainsi que des quartiers résidentiels nombreux en direction du sud-ouest. Vers le nord, où se trouvent quelques emprises industrielles en direction de l’aéroport, et vers le sud autour de la route de Taïzz, les extensions urbaines sont plus récentes. En revanche, vers l’est il n’y a pas de faubourgs, la ville venant brutalement buter contre les contreforts montagneux du Jebel Nuqum. Cette véritable explosion de Sanaa a entraîné un étalement de l’agglomération au détriment des espaces agricoles qui entouraient la capitale, mais a, pour l’essentiel, préservé la vieille ville qui conserve intactes ses maisons-tours traditionnelles, hautes de six à sept étages, et dont chaque façade, merveilleusement décorée, constitue un trésor architectural.

Capitale du Yémen réunifié, centralisant l’essentiel des fonctions administratives du pays, Sanaa a incontestablement profité de l’effacement d’Aden, la capitale déchue de l’ancien Yémen du Sud. Sanaa n’est pas une ville industrielle importante et ne dispose pas de gros établissements industriels, à part l’usine de filature et de tissage de coton installée par les Chinois au nord de la ville dans les années 1970. Il existe cependant de nombreuses petites entreprises artisanales, principalement dans le secteur du bâtiment (briqueteries, fabriques de portes et fenêtres, de moulages, de carrelages, etc.). On estime que 70 p. 100 des emplois industriels de Sanaa relèvent du bâtiment, et que ces petites entreprises artisanales sont pour l’essentiel l’œuvre d’émigrés yéménites ayant acquis dans les monarchies du Golfe les capitaux et l’expérience nécessaires à la création de telles entreprises. La fonction commerciale demeure très importante à Sanaa, particulièrement pour le commerce de détail et de demi-gros, le commerce de gros étant basé surtout à Hodeida, principal port importateur. Les souks de Sanaa, dont l’aspect traditionnel fascine les touristes de plus en plus nombreux, demeurent un gigantesque marché ravitaillant l’ensemble du Yémen. Enfin, signalons la présence dans la capitale yéménite d’une université créée en 1975.

Aden a longtemps été plus dynamique et plus peuplée que Sanaa. En 1975, alors que la population de Sanaa atteignait 138 625 habitants, celle d’Aden était estimée à 340 000. Ce n’est qu’en 1986 que Sanaa dépasse Aden, dont la population stagne autour de 400 000 habitants. Depuis 1986, la conjoncture politique a été très défavorable pour l’ancienne capitale du Yémen du Sud: guerre civile à Aden en janvier 1986 opposant factions rivales à l’intérieur du parti unique, le Parti socialiste yéménite; retrait, à la fin des années 1980, de l’importante assistance de l’U.R.S.S., matérialisée par la présence de 10 000 experts soviétiques, ce qui a accéléré le processus de réunification du Yémen; perte de la fonction de capitale après la réunification; enfin, guerre inter-yéménite (mai-juillet 1994), dont Aden sort vaincue et en partie pillée. En 1997, la population d’Aden (400 000 habitants) est désormais trois fois moins importante que celle de Sanaa.

Si le développement d’Aden est étroitement lié à la présence britannique, l’histoire de la ville est beaucoup plus ancienne. Escale maritime recherchée dès l’Antiquité, Aden devient sous les califes omeyyades un grand port de commerce vers l’Inde et l’Afrique orientale. Au XVIe siècle, Aden est impliquée dans les rivalités opposant Portugais et Ottomans en Arabie du Sud: en 1507, Vasco de Gama occupe temporairement l’île de Socotra, mais une expédition portugaise échoue devant Aden en 1513. Un peu plus tard, en 1538, Aden est prise par les Ottomans. En 1636, les im ms zaïdites chassent les Ottomans d’Aden.

Après avoir occupé temporairement l’île de Perim, dans le détroit de Bab el-Mandeb, en 1799, les Anglais s’installent à Aden le 19 janvier 1839, principalement pour stopper l’avance des troupes égyptiennes dans la Tihama yéménite, empêcher l’installation d’une autre puissance européenne à Aden, position stratégique sur la route des Indes, enfin trouver un port pouvant servir d’entrepôt de charbon pour la marine britannique, où la navigation à vapeur vient d’être introduite. Aden, qui n’était qu’un modeste village, se développa rapidement grâce à l’arrivée d’Indiens et d’Européens, et devint une «ville étrangère», greffée sur un arrière-pays arabe qui lui tournait résolument le dos. Aden est, d’ailleurs, rattachée directement à Bombay sur le plan administratif. La population d’Aden passe ainsi de 1 289 habitants en 1839 à 16 450 en 1842 (dont 3 500 militaires). Les Anglais feront l’acquisition de la presqu’île de Little Aden en 1869, et l’agglomération d’Aden se transforme en véritable forteresse à la fin du XIXe siècle, au point que les commerçants se plaignent d’être gênés dans leurs activités par les militaires, alors que depuis l’ouverture du canal de Suez, en 1869, le trafic du port ne cesse d’augmenter.

Aden bénéficie d’une situation exceptionnelle à proximité du débouché de la mer Rouge dans l’océan Indien, situation valorisée par le site grandiose dans lequel a grandi la ville. Le port, isolé au flanc d’une presqu’île volcanique, est le seul bon mouillage de l’Arabie du Sud. La ville s’étire sur une presqu’île reliée au continent par un isthme sablonneux de 1 500 mètres de large. En face d’Aden, la presqu’île de Little Aden s’avance dans la mer, avec la grosse raffinerie de pétrole construite durant l’occupation anglaise. Ainsi, les deux presqu’îles distantes de 8 km enferment une large baie, qui est le fond d’un volcan écorné du côté de la mer. Cette baie d’Aden permet aussi à la brise marine d’atténuer les effets d’une chaleur étouffante. Occupé par les Anglais de 1839 à 1967, Aden profita de l’ouverture du canal de Suez en 1869 et devint une escale essentielle pour les bateaux reliant Suez à Bombay ou à Calcutta. Avec la généralisation de la navigation à vapeur à partir du milieu du XIXe siècle, le port d’Aden, en raison de ses dépôts de charbon, est devenu une étape indispensable dans la circulation maritime internationale. La ville a donc grandi avec le développement de l’activité portuaire, qui a toujours attiré une population très cosmopolite, en particulier des Britanniques, des Somaliens, des Éthiopiens, des Indiens, mais aussi des Nord-Yéménites... Les industries d’Aden (par exemple la pétrochimie), ont toujours été étroitement liées au port. Les options socialistes des autorités sud-yéménites, mises en œuvre au lendemain même de l’indépendance, ont renforcé la bureaucratie et la centralisation de l’administration dans la capitale du Yémen du Sud, et ont contribué en même temps au départ d’un grand nombre d’étrangers. La ville a donc perdu après l’indépendance une grande partie de son aspect cosmopolite, d’autant plus que le port a été victime de la fermeture du canal de Suez entre juin 1967 et juin 1975. Après la réouverture du canal de Suez, le port d’Aden ne retrouvera jamais l’importance qu’il avait avant 1967.

Mais, la réunification du Yémen, en mai 1990, a été encore beaucoup plus catastrophique pour Aden, qui a perdu sa fonction de capitale politique. Plus grave est la paralysie généralisée de toutes les activités économiques. Ainsi, le projet de création d’une zone franche, programmée en 1990 dans l’accord de réunification, n’a jamais été réalisé. Aden apparaît donc très vite comme le grand perdant de la réunification, alors qu’il avait été prévu qu’elle devienne la capitale économique du Yémen réunifié, pour faire accepter aux Sud-Yéménites l’installation à Sanaa de la capitale politique. La sécession suscitée en mai 1994 par les anciens dirigeants du Yémen du Sud va aggraver la situation d’Aden, qui est de plus en plus marginalisée. Les troupes du Nord, victorieuses de la guerre civile en juillet, soumettent Aden à la loi du vainqueur. Même les compagnies pétrolières étrangères, qui constituaient un très important secteur d’activité, ont été contraintes, comme toutes les autres sociétés, à transférer leurs bureaux à Sanaa. Désormais, le port d’Aden, véritable baromètre de l’activité de la ville, est quasi inactif, alors qu’il fut dans les années 1950 l’un des premiers ports mondiaux.

3. Du royaume de Saba à la réunification du Yémen

Une histoire commune

Le Yémen était prospère dès le Ier millénaire avant J.-C., comme en témoignent certains vestiges archéologiques, et surtout six mille à sept mille inscriptions rédigées en langue sud-arabique découvertes dans les années 1970. Cette Arabie du Sud antique, fierté des Yéménites d’aujourd’hui, débordait les frontières actuelles de la république du Yémen, s’étendant au nord vers le Hedjaz. Les auteurs anciens ont décrit avec émerveillement l’Arabie Heureuse, née à la limite orientale de la montagne et du désert, et dont la prospérité reposait sur l’agriculture irriguée et sur le commerce de l’encens, de la myrrhe, des aromates et autres denrées précieuses produites sur place ou importées de Perse, d’Afrique orientale ou d’Inde, et destinées aux grands empires antiques du Bassin méditerranéen. Dans cette Arabie Heureuse, plusieurs royaumes coexistaient. Par exemple, le royaume d’Hadramaout, constitué aux alentours du ve siècle avant J.-C. et qui demeura prospère durant huit siècles, avait Shabwa pour capitale. Mais le plus connu de ces royaumes fut celui de Saba, qui réussit même à étendre son influence en Afrique.

Marib, la capitale du royaume de Saba, est restée célèbre à travers les siècles à cause de la digue (ou barrage) construite dès le VIIIe siècle avant J.-C. et qui a contribué, par un ingénieux système d’irrigation, à la richesse du royaume sabéen. L’effondrement de la digue de Marib, sans doute à la suite d’un tremblement de terre, et l’apparition de nouvelles routes commerciales expliquent le déclin du royaume de Saba au Ier siècle après J.-C. Les Sabéens sont remplacés par les Himyarites, qui gouvernent le Yémen jusqu’en 525, date de l’invasion éthiopienne (525-575) suivie de la domination perse (575-628).

Le christianisme et le judaïsme avaient fait leur apparition au Yémen dès le IVe siècle. L’un des derniers rois himyarites avait même tenté d’imposer le judaïsme à ses sujets, en grande partie chrétiens, ce qui avait provoqué l’invasion des Éthiopiens, venus défendre les chrétiens yéménites. Puis, très vite, le Yémen se convertit à l’islam, du vivant même du Prophète: la première mosquée yéménite est construite en 630. Les Yéménites vont d’ailleurs jouer un rôle important dans l’expansion de l’islam, s’engageant nombreux dans les armées du calife. Cette émigration massive accentua le déclin économique et culturel de l’Arabie du Sud, amorcé déjà depuis plusieurs siècles.

À la fin du IXe siècle, le Yémen devint un refuge pour divers mouvements politico-religieux en opposition avec les Abbassides de Bagdad. Les zaïdites en particulier s’installent dans la région de Saada: l’im m Yahia Ibn Hussein al-Rassi fonda l’im mat zaïdite, en 898. Ainsi naissait l’État zaïdite, qui allait jouer un rôle majeur dans l’histoire yéménite, jusqu’à la révolution de 1962. Saada, dans le nord du pays, est restée le centre religieux du chiisme zaïdite, et la plus ancienne mosquée de Saada conserve religieusement le corps de Yahia Ibn Hussein al-Rassi, fondateur de la dynastie. En fait, les im ms zaïdites sont parvenus lentement à imposer leur autorité et leur doctrine, car la montagne yéménite, repliée sur elle-même, était déchirée par d’incessants conflits tribaux.

Des minorités religieuses ont pu ainsi subsister: une petite communauté ismaélienne s’est maintenue jusqu’à nos jours dans le Jebel Haraz, à l’ouest de Sanaa, et, jusqu’en 1949, on notait la présence d’une très ancienne communauté israélite, avant l’émigration des juifs du Yémen transportés vers le nouvel État d’Israël par un pont aérien. Surtout, les régions occidentales et méridionales du Yémen ont échappé à l’influence zaïdite, et sont peuplées de sunnites de rite chaféite. Actuellement, les sunnites représentent environ 45 p. 100 de la population yéménite, et les zaïdites 55 p. 100. Cette opposition entre un Yémen sunnite à l’ouest et au sud et un Yémen septentrional zaïdite (au nord de Yarim) est une des données historiques essentielles pour comprendre ce pays. Le Yémen occidental et méridional, qui a subi au cours de l’histoire des occupations égyptiennes et turques, a toujours été plus ouvert à l’étranger, alors que le Yémen septentrional est resté longtemps fermé aux influences extérieures. Il est à noter que, lors de la guerre civile de 1962-1969, le Yémen du Nord s’est trouvé partagé en deux entités, républicaine et royaliste, qui correspondaient en grande partie à ces vieilles oppositions historiques et religieuses.

Au XVIe siècle, les Turcs prennent pied dans la Tihama, mais ils mettent plusieurs années à réduire la résistance des montagnes zaïdites. La première occupation turque se déroule de 1538 à 1636. Après l’installation des Britanniques à Aden en 1839, une seconde occupation turque a lieu de 1849 à 1918. Mais la capitale, Sanaa, ne sera prise qu’en 1871 après une longue résistance, et, dès 1911, les zaïdites réussissent à recréer le noyau d’un État yéménite indépendant dans le nord du pays. Toutefois, il faudra attendre le démantèlement de l’Empire ottoman, après la Première Guerre mondiale, pour que le Yémen du Nord soit totalement indépendant. Il convient donc d’évoquer successivement l’évolution du Yémen du Nord puis celle du Yémen du Sud.

Évolution du Yémen du Nord

L’im m Yahya (1904-1948) est considéré à juste titre comme le fondateur de l’État yéménite moderne. S’il a su créer un grand élan national contre les Turcs, il n’a pu chasser les Britanniques, solidement implantés à Aden. Au nord, il s’est heurté à l’expansionnisme d’Ibn Saoud. En 1926 débute le conflit entre l’im-am Yahya et le roi Abdel al-Aziz Ibn Saoud au sujet de la province de l’Asir qui sera accordée à l’Arabie Saoudite par le traité de Taïf (20 mai 1934) pour quarante ans, mais qui ne sera jamais rendue au Yémen, passé ce délai.

En politique intérieure, l’im m Yahya, qui voulait instaurer un État fort, se heurta aux nombreuses révoltes des tribus dans les régions septentrionales et orientales. Il rencontra aussi l’opposition d’une partie de l’aristocratie et des milieux religieux: les sayyed , c’est-à-dire les descendants de la famille du Prophète, acceptent de plus en plus difficilement que l’im mat prenne les traits d’une monarchie héréditaire, contrairement aux principes zaïdites qui affirment que le pouvoir doit échoir au meilleur des membres de la vaste famille issue du Prophète. En même temps, les sunnites dénoncent avec de plus en plus de force la mainmise zaïdite sur l’État. Mais l’opposition la plus sérieuse allait venir des militaires qui rêvaient d’arabisme et demandaient la modernisation de la société yéménite, jugée trop archaïque. Le 1er février 1948 l’im m Yahya est assassiné.

Son fils, Ahmad, réussit au bout d’un mois à reprendre le pouvoir avec l’aide de l’Arabie Saoudite et de certaines tribus, qui s’opposèrent à Abd Allah al-Wazir, un sayyed, qui avait pris le titre d’im m après l’assassinat de l’im m Yahya. Après avoir été proclamé im-am, Ahmad s’aliéna un nombre grandissant de Yéménites en multipliant les maladresses. Ainsi, en 1948, il décida de punir Sanaa d’avoir soutenu Abd Allah al-Wazir en permettant aux tribus de piller la ville et en fixant sa capitale à Taïzz. De 1948 à 1962, il échappa à plusieurs tentatives de coup d’État et d’assassinat. Il eut cependant le mérite de lancer d’importants travaux d’infrastructure, en faisant appel aux grandes puissances. Sous son règne, les Soviétiques construisirent le port d’Hodeida, les Américains la route Moka-Taïzz-Sanaa, les Chinois la route Sanaa-Hodeida. En politique étrangère, il adhéra en mars 1958 à la République arabe unie, qui regroupait l’Égypte et la Syrie. L’im-am Ahmad décéda de mort naturelle le 19 septembre 1962. Son fils Badr lui succéda aussitôt. Mais, une semaine plus tard, le 26 septembre se produisit un coup d’État dirigé par le général Abdallah al-Sallah, sous l’inspiration de l’Égypte. Ainsi prenait fin l’im mat zaïdite, vieux de plus d’un millénaire.

Aussitôt, la république est proclamée. Mais, si certaines tribus se rallient au nouveau régime, la plupart d’entre elles restèrent fidèles à l’im-am Badr, qui avait échappé au bombardement de son palais. Le pays était donc coupé en deux. Alors commençait une guerre civile meurtrière, qui allait durer sept ans. Très vite, l’Égypte nassérienne intervient aux côtés des républicains, tandis que l’Arabie Saoudite aide les royalistes. Le conflit prend donc une dimension internationale interarabe, dépassant le cadre strict d’une guerre civile. De multiples interventions et médiations ne peuvent obtenir le retrait simultané des troupes égyptiennes et l’arrêt de l’aide saoudienne. C’est la défaite égyptienne, en juin 1967, face aux Israéliens qui contribua finalement à apporter une solution. Pressé par son opinion publique, le colonel Nasser retire ses troupes du Yémen, en novembre 1967, ce qui entraîne un arrêt de l’aide saoudienne aux royalistes. Mais la guerre civile se poursuit jusqu’en 1969. De subtiles négociations entre royalistes et républicains permettent d’institutionnaliser la réconciliation nationale en 1970, après la mise en place d’un gouvernement de compromis, présidé par le cadi Abd al-Rahman al-Iryani.

À partir de 1970, la république arabe du Yémen va tenter de reconstruire le pays, malgré le manque de cadres compétents, et de contrôler les tribus du Nord et de l’Est qui sortaient renforcées de la guerre civile aussi bien politiquement, par le rôle qu’elles avaient joué, que militairement, par le matériel qu’elles avaient pu accumuler. En même temps, les rêves de réunification des deux Yémens vont très vite s’effacer. Le Yémen du Sud, devenu indépendant le 30 novembre 1967, se radicalise de plus en plus. Les orientations contraires des deux pays provoquent des tensions et des accrochages aux frontières, et aboutissent, en octobre 1972, à un véritable conflit armé. Le même scénario se reproduit en mars 1979.

Les relations conflictuelles entre les deux Yémens, suivies de périodes de rapprochement et de tentatives de réunification, ont des répercussions immédiates sur la vie politique interne de chacun des deux États. Ainsi le cadi Abd al-Rahman al-Iryani, jugé trop favorable à Aden, est renversé par les militaires (coup d’État du lieutenant-colonel Ibrahim al-Hamdi, le 13 juin 1974). Ce dernier est assassiné à la veille d’une visite à Aden, le 11 octobre 1977, et remplacé par le lieutenant-colonel Ahmad al-Ghashmi, assassiné à son tour le 24 juin 1978, pour être remplacé par le jeune lieutenant-colonel Ali Abdallah Saleh, toujours à la tête de l’État yéménite en 1997.

Le Yémen du Sud

L’évolution du Yémen du Sud est également très compliquée. Pour protéger Aden occupée depuis 1839, les Britanniques négocièrent divers accords avec les principautés arabes de l’arrière-pays et signèrent des traités de protectorat avec les souverains établis le long de la côte, afin de faire échec aux ambitions éventuelles d’autres puissances européennes, qui devront s’installer plus loin comme les Français à Djibouti. Mais cette base navale française n’aura jamais l’importance de sa rivale Aden. Finalement, jusqu’à l’indépendance, le Yémen du Sud demeurera morcelé en de multiples États minuscules. Administrativement, le pays était divisé en trois territoires principaux: Aden et ses environs formaient une colonie de la Couronne, rattachée directement à partir de 1937 au Colonial Office de Londres; le Protectorat occidental s’étendait de part et d’autre d’Aden et regroupait dix-huit sultanats et chérifats; le Protectorat oriental, appelé parfois protectorat de l’Hadramaout, était constitué de cinq sultanats surveillés par un résident conseiller anglais installé à Al-Mukalla. Incontestablement, pour mieux asseoir leur autorité à Aden, les Britanniques ont favorisé et accéléré la balkanisation de l’Arabie du Sud, chaque petit État conservant une certaine autonomie.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Aden connaît une période de prospérité économique sans précédent, et affirme encore davantage son rôle de première base militaire anglaise au Moyen-Orient. Mais la tension sociale et politique ne cesse de croître: révoltes tribales dues à la misère et agitation urbaine appuyée par des mouvements syndicaux se multiplient. Les affrontements armés opposant de plus en plus fréquemment les troupes britanniques à la population favorisent le développement des mouvements nationalistes. Ne pouvant imposer une solution militaire à l’ensemble de ce vaste territoire, les Britanniques cherchent une solution politique et décident de créer l’Union des émirats et des sultanats de l’Arabie du Sud. Ce sera un échec, en raison de la défection de plusieurs chefs locaux, et surtout de l’absence de soutien populaire. En juin 1963 se tient le congrès constitutif du Front national de libération (F.N.L.) du Yémen du Sud, dont l’objectif est la libération du pays par la lutte armée. Un autre mouvement nationaliste, suscité par Nasser et s’appuyant sur des dirigeants syndicalistes d’Aden, est créé en 1965: le Front of Liberation of Occupied South Yemen (F.L.O.S.Y.). Finalement, des affrontements sanglants opposeront le F.N.L. et le F.L.O.S.Y., et aboutiront à l’élimination complète du F.L.O.S.Y. Des négociations s’ouvrent à Genève entre représentants du gouvernement britannique et le F.N.L., et aboutissent à l’accord d’indépendance qui met fin, en novembre 1967, à cent vingt-huit ans de présence anglaise à Aden. Dès le mois de juin 1967, les troupes britanniques se retirent de l’arrière-pays, ce qui provoque la fuite à l’étranger de certains sultans, pris de panique devant l’arrivée du F.N.L. De même, en novembre 1967, une partie de la bourgeoisie d’Aden abandonne le pays. Le 30 novembre 1967, le dernier soldat britannique quitte Aden, le jour même où la république populaire du Sud-Yémen accède à l’indépendance.

Le nouvel État indépendant doit affronter de multiples problèmes. Les difficultés économiques sont considérables. Le sous-développement du Sud-Yémen est aggravé par le départ des éléments les plus dynamiques de la bourgeoisie commerçante d’Aden, et surtout par la fermeture du canal de Suez. En politique intérieure, des mesures révolutionnaires sont prises: les sultanats et les chérifats sont abolis, et le pays est divisé administrativement en six gouvernorats. Mais le gouvernement central d’Aden impose son autorité sur tout le pays. En 1970, la république populaire du Sud-Yémen devient la république démocratique et populaire du Yémen (R.D.P.Y.). Une réforme agraire est mise en route. En 1979, un traité d’amitié et de coopération est signé avec l’U.R.S.S., et le Yémen du Sud devient l’allié privilégié des Soviétiques dans la région. Ces derniers disposent de bases militaires importantes dans un pays dont l’intérêt géostratégique est évident.

Au Yémen du Sud, les querelles de personnes mêlées à de vieux réflexes de solidarité tribale ont toujours joué un grand rôle dans l’appareil politique du parti unique: elles font parfois dégénérer la confrontation idéologique en tuerie, comme ce fut le cas à Aden du 13 au 26 janvier 1986, où les combats fratricides firent plus de dix mille morts et causèrent des destructions considérables sous l’œil consterné des Soviétiques. Le président du Yémen du Sud, Ali Nasser Mohammed, vaincu dut s’enfuir au Yémen du Nord avec ses partisans. Le retrait des Soviétiques d’Aden à la fin des années 1980, et l’appauvrissement du pays poussent les dirigeants d’Aden à engager des négociations avec le gouvernement de Sanaa, qui, de son côté, doit faire face à la dissidence des tribus du Nord financées et armées par l’Arabie Saoudite.

Vers la réunification

Toutes ces contraintes politiques et économiques vont finalement aider les deux Yémens à ne former qu’un seul État. Le 30 novembre 1989, les deux présidents signent à Aden un accord prévoyant l’unification de leurs pays respectifs dans un délai d’un an, c’est-à-dire à la fin de novembre 1990. Mais, dès le 22 mai 1990, on apprend avec surprise la proclamation officielle d’un nouvel État yéménite, après la ratification, la veille, par les deux Parlements, de l’accord d’unification, malgré l’opposition des islamistes, dont les représentants au Parlement nord-yéménite ont boudé le scrutin. Une véritable course de vitesse a été ainsi engagée par les dirigeants yéménites pour déjouer les manœuvres de l’Arabie Saoudite, hostile à la réunification. L’unification a aussi été avancée pour mettre devant le fait accompli les ennemis de l’unité yéménite encore nombreux au Nord-Yémen.

Le président de la nouvelle république du Yémen est Ali Abdallah Saleh, chef d’État du Yémen du Nord depuis juillet 1978. Le nouveau chef du gouvernement est Haïdar Abou Bakr al-Attas, ancien chef de l’État sud-yéménite. Au moment de la réunification, le nouvel État yéménite compte environ 13 millions d’habitants, dont 80 p. 100 sont originaires du Nord-Yémen, mais, proportionnellement, il y a beaucoup plus de personnes diplômées et qualifiées originaire du Sud-Yémen. D’ailleurs, les cadres de l’ancien Yémen du Sud, souvent de formation marxiste et qui ont été de 1988 à 1990 d’ardents partisans de la réunification, vont jouer un rôle essentiel dans le Yémen réunifié, ce qui ne va pas sans poser de nombreux problèmes de politique intérieure, d’autant plus que le contexte international et régional va contribuer à fragiliser le nouvel État.

4. La fragilité du Yémen réunifié

L’invasion du Koweït par l’Irak, le 2 août 1990, soit moins de trois mois après la réunification du pays et la crise du Golfe qui en est résultée ont posé d’énormes problèmes à la nouvelle République du Yémen.

L’Arabie Saoudite lui fait payer très cher son attitude pro-irakienne. Les autorités de Riyadh décident, en août 1990, que les Yéménites présents en Arabie Saoudite devront désormais avoir un visa, alors qu’auparavant ils étaient les seuls étrangers à pouvoir séjourner ou travailler sans visa. Cette décision contraint 1 million de Yéménites à rentrer chez eux, laissant en Arabie Saoudite leurs biens et leurs économies. Pour ces Yéménites de retour au pays, les pertes sont considérables, car certains possédaient des petites entreprises dans le secteur du commerce et du bâtiment. Pour l’économie du Yémen, ce retour entraîne une aggravation du chômage. En 1991, en tenant compte du retour des émigrés, on estime à 2 millions le nombre de Yéménites au chômage, ce qui est considérable pour un pays de 14 millions d’habitants.

Pour l’économie du Yémen réunifié, le retour massif des travailleurs émigrés entraîne la fin des transferts d’argent venus des monarchies du Golfe. En outre, l’Arabie Saoudite arrête toute aide financière au Yémen, exemple aussitôt suivi par les autres monarchies du Golfe.

En même temps, la tension régionale entraîne un arrêt immédiat du tourisme, qui s’était beaucoup développé depuis quelques années. La perte des recettes touristiques, la fin de l’aide étrangère et la chute des remises des émigrés provoquent une crise des devises sans précédent. Pour la seule année 1990, on estime les pertes pour l’économie yéménite à 1,8 milliard de dollars, et, en 1991, à 2 milliards de dollars.

La situation économique est donc particulièrement préoccupante: la dette extérieure progresse (8,6 milliards de dollars en 1991 alors que le P.I.B. n’est que de 6,6 milliards de dollars), et la dépendance alimentaire s’amplifie: en 1990, le Yémen a dû importer 2 millions de tonnes de céréales. Certes, le Yémen réunifié fonde de grands espoirs sur le développement de l’exploitation pétrolière, et des concessions ont été attribuées à une trentaine de compagnies pétrolières occidentales. Jusqu’à présent, les réserves prouvées sont assez modestes (de l’ordre de 400 millions de tonnes, alors que chez le puissant voisin saoudien elles sont de 25,9 milliards de tonnes), et surtout les conditions d’exploitation sont assez délicates. En 1995, la production pétrolière yéménite a été de 16 millions de tonnes, alors que celle de l’Arabie Saoudite était de 426 millions. Toutefois, l’économie yéménite reste en partie tributaire des exportations de pétrole, qui en 1995 représentaient 47 p. 100 des recettes budgétaires. Il convient également de signaler la découverte de gisements de gaz naturel assez prometteurs.

La guerre civile de mai-juillet 1994 a encore accentué les difficultés économiques du pays. Selon le président Ali Abdallah Saleh, le conflit a causé plus de 11 milliards de dollars de dégâts, et, en 1995, la dette cumulée dépassait 9 milliards de dollars. La Banque mondiale a exigé du gouvernement de Sanaa la mise en place d’un plan d’ajustement structurel. Ce plan, lancé en mars 1995, a pour objectif l’arrêt des subventions publiques qui coûtent à l’État 400 millions de dollars (soit 70 p. 100 du déficit budgétaire), l’assainissement de l’administration et la réduction de la bureaucratie, enfin la privatisation de certaines entreprises publiques. Dès la fin de 1995, des signes de redressement sont apparus: le déficit budgétaire par exemple a baissé, passant de 17 p. 100 du P.I.B. en 1994, à 7 p. 100 en 1995.

Malgré les efforts du gouvernement pour moderniser le pays, en particulier dans le domaine des transports (amélioration sensible du réseau routier et des infrastructures portuaires et aéroportuaires), le Yémen réunifié demeure un des pays les plus pauvres du monde arabe, avec le Soudan et la Mauritanie (en 1995, le P.N.B. par habitant était estimé à 300 dollars/an). Mais il existe bien d’autres signes du sous-développement yéménite. Parmi les 16 millions d’habitants, dont les deux tiers sont encore ruraux, le taux de mortalité infantile, pour la période 1990-1995, est très élevé (83 p. 1 000 selon certaines sources, 119 p. 1 000 selon d’autres), compensé par une très forte natalité (53 p. 1 000). Le taux d’analphabétisme est également très fort (59 p. 100). Le contraste avec les riches monarchies pétrolières voisines est donc très prononcé: à titre d’exemple, à Bahreïn, le taux de mortalité infantile est de 18 p. 1 000, et le taux d’analphabétisme de 14 p. 100. En revanche, dans la péninsule arabique, le Yémen réunifié connaît une expérience démocratique unique.

Celle-ci est le fruit d’un compromis pour l’unité, établi en 1990 par les deux régimes à parti unique de Sanaa et d’Aden. Dès le 15 septembre 1990, le Conseil des ministres de la République yéménite adoptait un projet de loi qui garantissait le multipartisme, tandis que les journaux se multipliaient à la faveur d’une liberté de la presse totale. Un an après la réunification, plus de quarante partis politiques avaient été formés. Mais, dès la fin de l’année 1991 et en 1992, une série de meurtres frappait les cadres du Parti socialiste yéménite (P.S.Y.), l’ancien parti dirigeant du Yémen du Sud, obligeant les autorités de Sanaa à reporter en avril 1993 les premières élections législatives du Yémen réunifié, initialement prévues pour novembre 1992. Ces élections qui se déroulent donc le 27 avril 1993, permettent au parti du président Ali Abdallah Saleh, le Congrès populaire général (C.P.G.) d’obtenir 121 sièges sur 301. Le P.S.Y. a 56 élus, raflant tous les sièges de l’ancien Yémen du Sud, le Parti du rassemblement yéménite pour la réforme (al-Islah), coalition islamo-tribale, recueille 62 sièges et les candidats indépendants en obtiennent 47.

Après une brève période euphorique (été de 1993), les trois principaux partis yéménites vont s’affronter à propos de la réforme constitutionnelle (les islamistes d’al-Islah exigeant que la charia soit consacrée source unique et exclusive de toute loi) et au sujet de la fusion des deux armées (les anciens dirigeants du Sud souhaitant garder leur armée, garant d’un État moderne et laïc). Dès l’automne de 1993, de nombreux dirigeants du P.S.Y. quittent Sanaa pour se réfugier dans l’ancien Yémen du Sud, prévoyant un embrasement général qui commencera le 4 mai 1994, et s’achèvera le 7 juillet 1994 avec la prise d’Aden par les troupes du Nord.

Laminés par cette brève guerre civile, les socialistes ne comptent plus, et la vie politique du Yémen se résume désormais à l’alliance parfois conflictuelle regroupant le C.P.G. et le parti islamique al-Islah. Les élections législatives du 27 avril 1997, boycottées par les socialistes, confirment les résultats d’avril 1993: le C.P.G. du président Saleh obtient 187 sièges sur 301. Le Rassemblement pour la réforme (al-Islah) recueille 53 sièges, et les candidats indépendants 54. Les baassistes ont obtenu 3 sièges et les nassériens 2. Parmi les nouveaux députés yéménites figurent deux femmes, élues à Aden.

Malgré ces élections, l’ancien Yémen du Sud reste sans véritable représentation politique. Aden, autrefois symbole de la modernité, est désormais soumise à la domination des tribus islamistes du Nord. Partout, dans le Yémen réunifié, les tribus sont présentes et influentes, au point que certains observateurs étrangers opposent l’institution tribale et l’institution étatique, et évoquent l’existence supposée d’une lutte des tribus contre l’État. D’autres estiment que cette opposition ne correspond pas à la réalité, dans la mesure où la tribu est déjà, en fait, dans l’État et que celui-ci, pour survivre, accorde aux tribus beaucoup d’autonomie. Le fonctionnement de l’ordre politique et économique qui régit la société yéménite est donc particulièrement complexe.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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